Les années suivantes, CSAUS a contribué à la fondation d’autres organisations comme Organization of Urban Reforms, Snails Without Shells et Tsuei Ma Ma Foundation for Housing and Community Services. Les trois groupes sont aujourd’hui très actifs mais leurs objectifs sont encore loin d’être atteints. Par exemple, le rapport annuel commandé à l’Institut pour la planification et l’information (IPPI) par l’agence de la Construction et de l’Aménagement du territoire placée sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, montre qu’en 2010, un logement se vendait à Taiwan environ 8,9 fois le revenu annuel total d’un foyer moyen.
A Taiwan, comme ailleurs sur la planète, l’accès à la propriété est l’un des rêves les plus chers de la classe moyenne. Mais le problème pour un grand nombre de salariés, particulièrement ceux vivant et travaillant à Taipei, c’est que les années de dur labeur et d’épargne ne suffisent plus à accéder à la propriété.
La frustration et le ressentiment qui ont donné lieu à l’émergence des mouvements en faveur du droit au logement à la fin des années 80, continuent d’être constatés aujourd’hui, même si l’Etat travaille à les apaiser. « Plus de vingt et un ans se sont écoulés depuis notre première grande manifestation en 1989, mais peu de progrès ont été réalisés dans les domaines de la lutte contre la spéculation et de l’aide au logement, constate Lu Ping-yi [呂秉怡], le porte-parole de Snails Without Shells. Jusqu’à récemment, les seules avancées que nous avons notées ont été le vote en 1999 d’un amendement à la Loi de l’impôt sur le revenu qui autorise les particuliers à déduire leur loyer de leur montant imposable, puis la distribution d’aides à la location pour les familles défavorisées décidée par le ministère de l’Intérieur en 2007. Il a fallu attendre 2011 pour voir d’autres améliorations. »
Les récents progrès que Lu Ping-yi évoque sont liés au vote par le Parlement de la Loi sur le logement qui fixe le principe de la construction de logements sociaux. Des amendements aux trois lois encadrant le marché de l’immobilier ont en outre été votés pour tenter de juguler la hausse du prix du bâti.
Le problème de la spéculation
Pourquoi les prix de l’immobilier augmentent-ils au point qu’une intervention des pouvoirs publics est nécessaire ? C’est la combinaison d’une faible pression fiscale alliée à un trop grand nombre d’investissements. « A Taiwan, le niveau élevé des prix de l’immobilier trouve sa racine dans la spéculation. Le problème, c’est que les gens pensent qu’on peut tirer profit de l’immobilier qui est malheureusement devenu aujourd’hui un produit commercial, explique Chang Chin-oh [張金鶚], qui enseigne au Département de l’économie du territoire à l’Université nationale Chengchi. « Du fait du surinvestissement et de la surconsommation, les prix de l’immobilier ont considérablement crû ces dernières années. »
Après un éclatement de la bulle spéculative dans les années 90, l’immobilier s’est réapprécié en 2003, lorsqu’il est devenu évident que Taiwan ne souffrirait pas trop longuement de la crise du SARS (syndrome respiratoire aigu sévère). Puis en 2008, les investisseurs ont cherché à se protéger de la crise financière en retirant leurs capitaux des fonds d’investissement déclinants pour les placer dans l’immobilier. Selon Wang Ying-jie [王應傑], membre du conseil d’administration de la Fédération des associations des agences immobilières, la stabilité politique à Taiwan et l’amélioration des relations entre les deux rives depuis l’arrivée au pouvoir de Ma Ying-jeou [馬英九] en mai 2008 ont convaincu les entrepreneurs taiwanais d’outremer de rapatrier leurs capitaux dans l’île, beaucoup choisissant l’immobilier comme investissement.
A moins d’une modification brusque du marché, l’immobilier va continuer à attirer les investissements. Les taux d’intérêt, très bas, rendent les plans d’épargne et les produits financiers assez peu séduisants tandis que les inquiétudes sans fin provoquées par la crise de la dette en Europe dissuadent un grand nombre d’investisseurs d’acheter des portefeuilles d’actions et d’obligations. A l’inverse et de manière contrastée, les revenus générés par les investissements dans l’immobilier sont conséquents, comme le montre une étude publiée en janvier 2012 par le magazine en langue chinoise My Housing Magazine. Ces 10 dernières années, peut-on y lire, le prix moyen de l’immobilier à Taipei a connu une croissance de 119%, et de 100% à New Taipei.
Un agent immobilier présente la maquette d’une résidence dont les appartements sont vendus sur plan. Les textes votés par le Parlement en décembre 2011 imposent la transparence pour freiner la spéculation. (HUANG CHUNG-HSIN / TAIWAN REVIEW)
Une pression fiscale trop faible
C’est la faiblesse de la pression fiscale qui a contribué à entretenir cette tendance, estime Hua Chang-i [華昌宜], chercheur à l’IPPI. A Taiwan, le taux moyen d’imposition sur la propriété ne représente qu’un dixième de celui en vigueur aux Etats-Unis, note-t-il. A Taiwan, ce sont deux impôts qui sont prélevés : sur le terrain sur lequel est construit l’immeuble, et sur le logement. Ni l’un ni l’autre de ces impôts n’est calculé en fonction de la valeur marchande du bien immobilier ou foncier, mais sur une valeur qui est déterminée par une commission dépendant des collectivités territoriales. Le prix de vente du bien est pris en compte pour déterminer cette valeur, mais il est pondéré par l’environnement socio-économique et la proportion de cet impôt dans la charge fiscale totale pesant sur le propriétaire. Cette situation complexe est encore obscurcie par le fait que seule la valeur déclarée du terrain est rendue publique, celle-ci étant souvent bien loin de sa valeur marchande réelle. Ce système complexe d’estimation encourage donc les investisseurs à multiplier les acquisitions immobilières.
La faiblesse de la fiscalité a ainsi pour conséquence néfaste d’entraîner une multiplication des logements vides dans l’île puisque les investisseurs n’ont pas besoin de louer pour accélérer leur retour sur investissement et peuvent au contraire se payer le luxe d’attendre que la valeur sur le marché augmente suffisamment pour se décider à revendre avec une plus-value confortable. Hua Chang-i affirme que le taux de logements vides à Taiwan est passé de 13,3% en 1990 à 19,3% en 2010, alors que dans la même période, les prix de l’immobilier ont connu une forte tendance à la hausse. Une telle conjonction de phénomènes est en contradiction avec les mécanismes naturels de l’offre et la demande. « La seule explication derrière cet étrange phénomène est que les logements vacants ne sont jamais mis en vente ni loués. Ils sont au contraire stockés comme de l’or, en déduit Hua Chang-i. Les maintenir vides ne coûte pas tellement cher par rapport à l’augmentation de leur valeur dans le temps. »
Alors que la faiblesse de la pression fiscale et la spéculation des investisseurs bouleversent le marché de l’immobilier, la hausse continue des prix de l’immobilier dans la capitale est le reflet de deux types de pressions. La première est liée au fait que Taipei est située dans une cuvette cernée de montagnes, ce qui fait que les terrains constructibles sont rares et chers. La seconde est que, comme le souligne Wang Ying-jie, Taipei est le premier bassin d’emploi et attire donc les populations des quatre coins de l’île, ce qui crée une pression sur l’offre de logements qui déclenche alors un mécanisme inflationniste.
Face à cette situation, le ministère du Développement et de la Planification économiques a sollicité un panel d’experts, d’universitaires, de représentants des agences immobilières ainsi que de membres d’associations de défense du droit au logement pour discuter des moyens de faciliter l’accession à la propriété. Parmi les solutions imaginées, on trouve la publication des informations relatives aux transactions immobilières, la réforme de la loi instituant l’impôt sur les terrains et sur le bâti, la révision à la baisse de la politique de crédit aux investisseurs, le lancement de projets de rénovation urbaine et le développement des infrastructures de transport afin de mieux relier les centres-ville et les banlieues.
Taxer le luxe
Une récente mesure imaginée pour faire baisser les prix de l’immobilier a consisté à voter un impôt sur une certaine catégorie de produits dits « de luxe », immédiatement mis en application en juin 2011. Pour un bien immobilier, cela consiste en une taxe de 10 à 15% du montant de la transaction si celui-ci est revendu dans les deux années qui suivent son acquisition. Chang Chin-oh regrette toutefois que cet outil fiscal, qui peut contribuer à réduire la spéculation, n’ait qu’un effet à court terme. Les analyses de marché confirment cette hypothèse avec une baisse du nombre d’appartements vendus alors que les prix n’ont baissé que d’à peine 3%, voire pas du tout entre mai et novembre 2011.
Hsiao Fuu-dao [蕭輔導], directeur du département du cadastre au ministère de l’Intérieur, explique que ses services sont en charge de la collecte de l’information portant sur les transactions immobilières auprès des agences immobilières et du service du cadastre des collectivités locales. Depuis 2010, les informations portant sur le prix, la superficie, le plan et la situation géographique d’un bien immobilier sont consultables par le public sur un site internet géré par le ministère (ehouse.land.moi.gov.tw). Avec le vote des récents textes qui rentreront en vigueur le 1er juillet prochain, le public pourra également consulter la liste des prix calculés en fonction de la valeur réelle du bien plutôt que celui affiché par les agences immobilières. Par la suite, le ministère prévoit de lister toutes les informations relatives à un bien immobilier, un peu à l’image d’une agence.
Hsiao Fuu-dao explique que ses services travaillent toujours sur la question de savoir quelle part d’information portant sur l’exacte situation géographique du bien doit être divulguée. Pour des raisons liées à la protection de la vie privée, le site Internet du ministère ne donne actuellement pas l’adresse exacte des logements à vendre. A long terme, le directeur pense pouvoir construire une base de données fiable qui permette de freiner la spéculation. Dans le même temps, dit-il, le ministère passera en revue les actes de vente pour s’assurer de l’exactitude des données et faire en sorte qu’aucune transaction n’atteigne un prix anormalement élevé qui puisse ensuite enclencher un mécanisme inflationniste. « Le vote de cette loi est donc un premier pas vers des solutions à la crise du logement », estime Chang Chin-oh.
Une manifestation de CSAUS en faveur du droit au logement en avril 2011. (AIMABLE CRÉDIT DE SNAILS WITHOUT SHELLS)
Une faible valeur locative
Une des autres caractéristiques du marché immobilier insulaire est que la valeur locative des logements est très basse, malgré les prix trop élevés de l’immobilier à l’achat. En conséquence, certains propriétaires ne cherchent même pas à louer et attendent tranquillement le bon moment pour vendre au meilleur prix. Selon le Global Property Guide, une base de données portant sur les valeurs immobilières dans le monde, la valeur locative à Taipei est de 1,57%, soit l’une des plus basses au monde. En comparaison, elle est à 4% dans les grandes capitales comme Amsterdam, Bangkok, Londres, New York ou Toronto.
« L’Etat devrait cesser de promouvoir l’accès à la propriété, et au contraire se préoccuper du droit au logement en facilitant la location », estime Chang Chin-oh qui s’interroge en même temps sur la faisabilité de la politique consistant à offrir aux jeunes couples des prêts à taux réduits pour leur permettre d’acheter et qui risque d’encourager finalement la hausse des prix.
Dans le même esprit, Hua Chang-i maintient que l’Etat doit développer un marché de la location en favorisant une offre de logements sociaux et en encourageant, sur le plan fiscal, les propriétaires à louer. Wang Ying-jie va même un peu plus loin en suggérant que l’Etat se penche sur son parc immobilier et y fasse le ménage en mettant sur le marché de la location un certain nombre de bâtiments inutilisés préalablement convertis en logements.
Chang Chin-oh suggère que cet effort des pouvoirs publics soit accompagné par des associations telles que Tsuei Ma Ma Foundation for Housing and Community Services. Il pense aussi qu’il serait judicieux de les solliciter pour la gestion d’un parc de logements sociaux ainsi que d’une plateforme d’information pour les propriétaires et les locataires. Cela permettrait de s’assurer, estime l’universitaire, de la qualité et de la sécurité des logements sociaux, ce qu’il faut voir comme une amélioration du marché de la location.
Evoquant le parc de logements sociaux déjà existant, Lu Ping-yi relève que les pouvoirs publics donnent actuellement la priorité aux jeunes couples plutôt qu’aux familles défavorisées, alors que seulement 10% des logements sociaux sont réservés à la seconde catégorie. Pour le porte-parole des Snails Without Shells, il serait au contraire bon de voir cette proportion portée à 30%, un niveau que l’on retrouve dans la politique du logement social de beaucoup d’autres Etats.
Chang Chih-oh estime également que des considérations strictement électoralistes ont motivé le vote de ces textes, qui a eu lieu en décembre 2011, soit un mois avant les élections présidentielle et législatives, alors que ces mesures étaient réclamées depuis des années par les associations de lutte pour le droit au logement. La rapidité avec laquelle elles ont été votées, regrette l’universitaire, n’a pas permis de peaufiner leur contenu. « Apparemment, ces textes ont fait l’objet de négociations entre les différents groupes politiques au Parlement », note-t-il.
Malgré les imperfections du système, insiste Jack Hsu [許傑明], cadre du secteur bancaire d’une quarantaine d’années vivant avec ses parents, il est bien de voir le gouvernement travailler à résoudre le problème de la spéculation tout en offrant des aides aux primo-accédants à la propriété. « Comme tout le monde, j’ai envie d’être propriétaire mais les prix m’en découragent et je me pose souvent la question de savoir si cela vaut vraiment le coup de dépenser autant d’argent. Si j’achète, il me faudra faire beaucoup de sacrifices, réduire mon train de vie et budget loisirs. J’espère juste voir les prix baisser pour que ce rêve puisse simplement devenir plus accessible. »